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Les éditions de la rue Dorion

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  • Capitalisme carcéral
  • Capitalisme carcéral

  • Jackie Wang

  • Préface de Dalie Giroux

  • Postface de Gwenola Ricordeau

  • Traduction de Philippe Blouin

  • 352 pages

  • Parution le 22 janvier 2020

  • Format Format poche (17 x 12 cm)

  • ISBN : 978-2-924834-04-6

  • Prix : 21.95 $

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Dans son livre Capitalisme carcéral, Jackie Wang examine le fonctionnement actuel du capitalisme aux États-Unis illustrant divers aspects du continuum carcéral comme la biopolitique de la délinquance juvénile, la police prédatrice, le profilage racial, la gouvernance cybernétique et le maintien de l’ordre algorithmique. Comment un réseau carcéral et des appareils de répression policiers s’articulent-ils à la violence de l’économie et du racisme? S’agit-il de la continuation directe, sous un autre visage, du système d’esclavage qui perdura jusqu’au XIXe siècle et sur lequel se sont fondés les États-Unis d’Amérique? Est-ce un système de gestion des populations « surnuméraires » déclassées de leur position dans la hiérarchie sociale? Est-ce que les dispositifs policiers qui strient les espaces urbains ne seraient que d’autres moyens d’extraire de la valeur afin de garantir, à travers les mille et une infractions qu’ils répriment et le fermage d’amendes, la santé financière de l’État?

De la privatisation des prisons et des agences de sécurité jusqu’au développement massif d’une industrie technosécuritaire en passant par les algorithmes de reconnaissance faciale et le quadrillage GPS des villes qui les transforment en véritables prisons à ciel ouvert, cet ensemble d’hypothèses nous fait plonger au cœur de l’enfer du capitalisme étasunien, de ses logiques totalitaires et sécuritaires et de ses processus de racialisation des corps.

Jackie Wang vit à Boston. Essayiste, poète, cinéaste, historienne et militante politique, elle est fellow au Radcliffe Institute for Advanced Study et assistante professeure en Culture et médias au Eugene Lang College. Son Carceral Capitalism a d’abord paru dans la prestigieuse collection « Semiotext(e) » du MIT à Cambridge.

Dalie Giroux enseigne la théorie politique à l’Université d’Ottawa et est l’autrice de Parler en Amérique : oralité, colonialisme, territoire (Mémoire d’encrier, 2019) et de La Généalogie du déracinement. Enquête sur l’habitation postcoloniale (Presse de l’Université de Montréal, 2019).

Gwenola Ricordeau est professeure assistante à l’Université d’État de Californie à Chico depuis 2017. Elle a notamment travaillé sur les identités de genre et la sexualité dans les prisons, les contestations du système carcéral et les proches des personnes incarcérées et est l’autrice de Pour elles toutes. Femmes contre la prison(Lux éditeur, 2019).

Philippe Blouin est auteur et traducteur d’ouvrages de pensée politique. Il poursuit actuellement un doctorat à l’Université McGill sur la philosophie kanien’keha:ka et la question de l’alliance, à partir de son expérience d’activisme. Il est également musicien dans le groupe de rock expérimental Ce qui nous traverse.

Essays on the contemporary continuum of incarceration: the biopolitics of juvenile delinquency, predatory policing, the political economy of fees and fines, and algorithmic policing.

What we see happening in Ferguson and other cities around the country is not the creation of livable spaces, but the creation of living hells. When people are trapped in a cycle of debt it also can affect their subjectivity and how they temporally inhabit the world by making it difficult for them to imagine and plan for the future. What psychic toll does this have on residents? How does it feel to be routinely dehumanized and exploited by the police?—from Carceral Capitalism

In this collection of essays in Semiotext(e)’s Intervention series, Jackie Wang examines the contemporary incarceration techniques that have emerged since the 1990s. The essays illustrate various aspects of the carceral continuum, including the biopolitics of juvenile delinquency, predatory policing, the political economy of fees and fines, cybernetic governance, and algorithmic policing. Included in this volume is Wang’s influential critique of liberal anti-racist politics, “Against Innocence,” as well as essays on RoboCop, techno-policing, and the aesthetic problem of making invisible forms of power legible.

Wang shows that the new racial capitalism begins with parasitic governance and predatory lending that extends credit only to dispossess later. Predatory lending has a decidedly spatial character and exists in many forms, including subprime mortgage loans, student loans for sham for-profit colleges, car loans, rent-to-own scams, payday loans, and bail bond loans. Parasitic governance, Wang argues, operates through five primary techniques: financial states of exception, automation, extraction and looting, confinement, and gratuitous violence. While these techniques of governance often involve physical confinement and the state-sanctioned execution of black Americans, new carceral modes have blurred the distinction between the inside and outside of prison. As technologies of control are perfected, carcerality tends to bleed into society.

Préface à l'édition française (Paris, ed. Divergences)

Il est de multiples manières de faire une critique de l’évolution des sociétés contemporaines : l’analyse à la Bourdieu des structures de domination et la protestation contre l’inégalité des mouvements Occupy, la dénonciation à la Fanon de la perversion du racisme et la révolte contre l’injustice de Black Lives Matter, l’enquête et la désobéissance, le procès et l’émeute, la plume et la rue. Carceral Capitalism trouve son inspiration dans cette multiplicité de sources. Composition de textes qui mêle observations et indignations, essais et récits, citations et poèmes, l’ouvrage explore la part obscure des États-Unis — obscure à la fois par la noirceur qui la caractérise et par l’occultation dont elle a fait l’objet. En cela, il est un puissant signe de son temps ; de ces années Trump qui ne sont pourtant que l’aboutissement de logiques plus anciennes et plus profondes mais négligées ; de l’alliance du néolibéralisme et de l’autoritarisme et de la montée du suprémacisme blanc et de la xénophobie ; mais aussi, a contrario, de la rébellion contre les violences policières, de la reconnaissance des excès de l’idéologie punitive et de l’émergence d’une gauche depuis longtemps disparue du paysage politique.

Le point de départ de cette exploration est double : une expérience personnelle et un travail intellectuel, qui s’enrichissent mutuellement. Jackie Wang est une étudiante en histoire et études afro-américaines de Harvard. Elle se présente comme poétesse, essayiste, réalisatrice, artiste multimédias et activiste de l’abolitionnisme carcéral. 

Ayant passé son enfance et son adolescence en Floride, elle a pu voir s’opérer la détérioration des services publics, à commencer par le système scolaire, et le durcissement du dispositif pénal, dont son propre frère a subi les effets. Après avoir été condamné en tant que mineur à la prison à perpétuité, il a finalement pu la renégocier dans le cadre d’un plaider coupable à quarante années d’emprisonnement, comme elle l’évoque dans un texte poignant. Du cas de ce frère, elle tire une série d’enseignements : sur la sévérité d’une justice qui manie si facilement les peines de prison à vie ; sur l’iniquité de pratiques qui conduisent à préférer la certitude d’une très longue incarcération négociée à l’incertitude d’une décision de tribunal au terme d’une procédure normale ; sur les dangers de la criminologie prédictive puisqu’elle-même est acceptée en doctorat dans la meilleure université du pays tandis que son frère va passer la totalité de ses années d’adulte dans une prison ; sur les conséquences pratiques de l’enfermement prolongé quand elle se rend compte que son frère est incapable d’imaginer ce qu’est le courrier électronique ayant été condamné avant l’ère d’internet. 

Parallèlement, elle se livre à une vaste réflexion sur les multiples dimensions de la société répressive dans laquelle elle vit, s’attachant en particulier aux pratiques policières, pénales et pénitentiaires, qu’elle inscrit dans leurs logiques économiques trop souvent méconnues. Ainsi, si la mort de Michael Brown a servi de déclencheur à une mobilisation nationale pour dénoncer la brutalité des forces de l’ordre à l’encontre des minorités ethnoraciales, notamment des jeunes hommes noirs, l’enquête commanditée par le département de la Justice sur Ferguson où le drame s’est déroulé a également révélé l’existence de mécanismes institués par la ville pour prélever une sorte de dîme sur les segments les plus pauvres, principalement noirs, de la population pour abonder le budget municipal. Des enquêtes menées dans d’autres villes ont permis d’identifier les mêmes consignes données à la police d’arrêter certains conducteurs pour leur infliger des contraventions dont le non-paiement dans les délais entraîne des majorations rapidement disproportionnées, puis des condamnations à la prison qui s’accompagnent de prélèvements supplémentaires pour payer les frais de justice et de séjour en milieu pénitentiaire. Les citoyens concernés, souvent insolvables, s’enfoncent dans de terribles spirales descendantes tandis que les municipalités impliquées, au bord de la faillite, accroissent significativement leurs ressources avec cet impôt discriminatoire prélevé sur les pauvres pour réduire les taxes foncières des riches. C’est du reste avec ce même impôt que ces villes rémunèrent les avocats commis d’office pour les personnes dans le besoin, selon un cycle vicieux non redistributif où l’on fournit une aide juridictionnelle aux nécessiteux en prenant aux plus modestes. Ces logiques prédatrices se retrouvent dans l’ensemble de l’appareil répressif. Elles se combinent avec des logiques néolibérales qui se manifestent notamment par la création d’établissements pénitentiaires privés et l’exploitation du travail sous-rémunéré dans les ateliers des prisons.

Cette évolution est somme toute assez récente. Des années 1930 aux années 1960, l’esprit du New Deal puis l’ethos de l’après-Seconde Guerre Mondiale, qui favorisaient une forte progression des droits sociaux et de la protection sociale, s’accompagnaient également de ce qu’on nomme souvent penal welfarism, à savoir le respect de l’état de droit dans le traitement des délits et des crimes et la croyance en la nécessité de mesures de réhabilitation morale et de réinsertion sociale des prisonniers. À partir des années 1970, on assiste à une inversion de cette tendance, avec une politique sécuritaire dite de law and order qui trouve sa justification dans la guerre à la drogue et la guerre au crime. On attribue souvent à Ronald Reagan ce renversement, et c’est en partie vrai. Mais dix ans avant lui, Nelson Rockefeller avait signé en tant que gouverneur de l’État de New York les premières grandes lois répressives. En fait, les processus profonds qui sous-tendent cette évolution doivent plutôt être rapportés à la réaction hostile suscitée par le mouvement des droits civiques dans la majorité blanche qui a vu dans la minorité noire émancipée une nouvelle classe dangereuse. En trois décennies, sous l’effet de lois imposant de très sévères peines plancher, la population carcérale des États-Unis a été multipliée par sept avec proportionnellement huit fois plus de prisonniers noirs que de prisonniers blancs. Fait remarquable, ce durcissement était indépendant de l’évolution des infractions graves puisque depuis les années 1990 les taux de criminalité violente n’ont cessé de baisser alors que la population carcérale continuait de progresser. Ces phénomènes étaient en revanche concomitants d’un creusement des inégalités économiques et d’un recul de la protection sociale, tous deux en partie liés à une diminution de la pression fiscale sur les ménages riches et les grandes entreprises. En somme, l’État répressif et prédateur s’est renforcé tandis que l’État-providence, qui n’a jamais été très développé aux États-Unis, déclinait toujours plus.

La Floride, où Jackie Wang a grandi, est assurément un laboratoire de ce qu’elle appelle le capitalisme carcéral. Quatrième par son produit intérieur brut, il est le troisième par le nombre de personnes emprisonnées, avec un taux d’incarcération quatre fois plus élevé pour les noirs que pour les blancs. Cette rigueur pénale a eu au cours des dernières décennies des conséquences majeures sur la politique nationale, puisque 1,7 millions de personnes ont perdu le droit de voter en raison de leur passé criminel, ce qui représente le quart de l’électorat noir de l’état et près du tiers des personnes privées de droits civiques dans le pays. Même si les populations présentant leurs caractéristiques sociodémographiques ont des taux d’abstention plus élevés que la moyenne, ils votent très majoritairement démocrates. Or, plusieurs élections présidentielles ont vu le candidat républicain l’emporter grâce au gain des grands électeurs de la Floride où la victoire n’avait été obtenue qu’avec quelques dizaines de milliers de voix d’avance, et même seulement cinq cents en 2000. Par conséquent, la politique punitive de la Floride n’est pas seulement le produit des majorités conservatrices de l’état : elle en est aussi la génératrice par exclusion des minorités ethnoraciales de condition modeste. 

Le capitalisme carcéral étend ainsi ses tentacules bien au-delà du seul univers pénitentiaire où sont confinés plus de deux millions de citoyens états-uniens. Il altère le fonctionnement des pouvoirs publics. Il érode la légitimité politique des gouvernants. Il met en péril le contrat social en tant qu’il est en principe l’acceptation collective d’une délégation à l’État de l’autorité de défendre la liberté et l’égalité des individus. Le capitalisme carcéral instaure en effet le profit en lieu et place du contrat social et assure la défense des puissants contre les faibles. Dès lors, l’abolition de la prison, que réclame l’auteure, ne peut être qu’un premier pas dans la remise en cause d’une carcéralité bien plus étendue et bien plus pernicieuse.

Carceral Capitalism appartient à une longue lignée de travaux conduits aux Etats-Unis par, entre autres, Loïc Wacquant, David Garland, Bruce Western, Marie Gottschalk, Bernard Harcourt, Naomi Murakawa. Plutôt cependant que la mise à jour des mécanismes historiques ou sociologiques qui ont conduit de l’esclavage à l’incarcération de masse en passant par les lois Jim Crow, Jackie Wang s’attache à montrer les ramifications contemporaines du capitalisme carcéral dans tous les aspects de la vie économique et sociale. Elle le fait en nourrissant ses analyses de l’afro-pessimisme et du radicalisme noir aux Etats-Unis, de Frank Wilderson et Achille Mbembe à Robin Kelley et Fred Moten, tout autant que des réflexions les plus récentes sur les implications du développement des algorithmes comme outils de prédiction. En cela, son livre n’est pas simplement une analyse de sa société. Il est aussi une archive du temps présent.

D. F., 1er septembre 2019

Dans Capitalisme carcéral, paru le 22 novembre aux Éditions Divergences, l’autrice américaine Jackie Wang montre comment les logiques carcérale et capitaliste se recoupent. Et créeront peut-être, demain, une société où les individus n’auront même plus besoin d’être entourés de murs pour être enfermés.

2012, Etats-Unis. Dans la ville moyenne d’Augusta, située dans l’État de Géorgie, un certain Tom Barrett est verbalisé pour avoir dérobé une canette de bière. La cour locale le condamne à une amende de 200 dollars ainsi qu’à un an de probation. Condition de sa remise en liberté, le coupable doit porter un bracelet électronique contrôlant sa consommation d’alcool. L’objet coûte 50 dollars, plus des frais de service mensuels de 39 dollars, plus des frais d’utilisation de 12 dollars par jour. Entièrement à la charge du condamné, cet argent est versé à l’entreprise privée à l’origine du bracelet, Sentinel Offender Services. Pour rembourser ses dettes, Barrett vend son plasma sanguin (juteux business de l’autre côté de l’Atlantique), jusqu’à ne plus être éligible en raison d’un taux de protéines trop bas dans son corps. Sa dette envers Sentinel finit par atteindre 1000 dollars. L’entreprise obtient un mandat d’arrêt contre lui et Barrett est renvoyé en prison pour cause de dettes impayées.

Racontée dans un article datant de 2015 de la Harvard Law Review, l’anecdote est l’une de celles que mobilise l’Américaine Jackie Wang dans Capitalisme carcéral, qui paraît ce 22 novembre en France aux Éditions Divergences. Par ailleurs cinéaste, poète et militante, la chercheuse ambitionne de montrer comment « les techniques carcérales de l’Etat sont formées par – et travaillent de pair avec – les impératifs du capitalisme mondial ».

Dans le sillage d’autrices et d’auteurs aux approches variées comme Roberto EspositoRosa Luxemburg ou le géographe britannique David Harvey, le livre (publié en 2016 aux Etats-Unis) propose d’établir un continuum entre les logiques financières de la dette et celles des nouvelles formes de contrôle. Bracelets connectés, algorithmes de prédiction des crimes… Déjà à l’oeuvre dans les municipalités américaines, ces dispositifs n’ont pas seulement pour objet de « mettre au pas les gens de couleur, mais aussi de les exploiter et d’en tirer profit en les enfermant dans le cercle vicieux de la dette », écrit Jackie Wang.

Aux Etats-Unis, la police est une entreprise comme une autre

Au-delà des nombreuses réflexions théoriques que l’autrice développe sur les notions de capitalisme, d’Etat ou encore d’expropriation (dans les premiers chapitres notamment), Capitalisme carcéral permet de réaliser à quel point la pensée productiviste s’est, ces dernières années, immiscée dans le champ de l’institution policière américaine. Une logique économique apparemment très répandue outre-Atlantique mais peu discutée en France, où ce sont plutôt les assassinats de jeunes noirs, et les mobilisations politiques conséquentes du mouvement Black Lives Matter, qui avaient trouvé un certain écho médiatique à l’été 2016.

L’écrivaine revient par exemple sur l’assassinat de Michael Brown, un Afro-Américain âgé de 18 ans abattu en 2014 par six coups de feu tirés par un policier à Ferguson (Missouri), en décrivant non pas l’acte lui-même mais la logique guidant la police locale à cette période. Citant un rapport publié en 2015 par le Département de la Justice des Etats-Unis, Wang montre que la pression que la ville de Ferguson exerçait sur son service de police pour générer des revenus a eu un profond impact sur le maintien de l’ordre. « L’évaluation et la promotion de policiers reposent de façon excessive sur la “productivité”, c’est-à-dire le nombre de contraventions, décrit le rapport, toujours consultable en ligneCet ordre de priorité de la ville et de son service de police a amené plusieurs policiers à considérer les citoyens – et surtout ceux vivant dans les quartiers à majorité afro-américaine de Ferguson – moins comme des citoyens à protéger que comme des délinquants et de potentielles sources d’argent. » Résultat : entre 2011 et 2012, soit quelques années avant l’affaire Michael Brown, les revenus générés par les frais et les amendes avaient déjà augmenté de plus de 33% à Ferguson, passant de 1,41 à 2,11 millions de dollars.

Quel intérêt capitaliste la police peut-elle bien avoir à sanctionner davantage les jeunes noirs, voire à les tuer ? Loin d’une lecture purement économique, Jackie Wang montre que le racisme a aussi sa logique propre, et que « l’analyse marxiste de la gouvernance urbaine n’est adéquate que si elle tient compte de la production spatiale de la race par l’Etat capitaliste au niveau des villes et des municipalités ». Dans ce même rapport de l’Etat, il est ainsi noté que 85% des contrôles routiers à Ferguson concernaient des automobilistes noirs, alors que les Afro-Américains ne représentent que 67% de la population de la ville et que ses routes sont surtout empruntées par les Blancs. Lors d’une interpellation, les Noirs avaient par ailleurs « deux fois plus de chances d’être fouillés et d’être mis en état d’arrestation que les Blancs, même si les statistiques montrent que les Blancs ont 66% plus de chances d’être en possession d’articles de contrebande », avance le texte.

Quant au volet économique du processus de « rentabilisation » des forces de police, Wang apporte une nuance par rapport à des auteurs comme Thomas B. Edsall, qui avait proposé en 2014 dans le New York Times la notion de « capitalisme de pauvreté ». Pour l’autrice, les recettes des municipalités ne peuvent pas vraiment être considérées comme un véritable « capital » puisque l’argent récolté sert « à couvrir les dépenses du gouvernement » et non « à faciliter la croissance de la production capitaliste ».

Enfermement à ciel ouvert

Ce mécanisme a en tout cas pour effet de produire une société et des espaces « carcéraux », où les individus sont de plus en plus contrôlés et de plus en plus limités dans leurs mouvements. Dans le prolongement des travaux de Michel Foucault, Wang analyse ici la prison en tant que principe qui sévit aussi bien à l’intérieur qu’en dehors des centres pénitentiaires. De fait, les citoyens ne perdent pas seulement le contrôle de la redistribution des ressources de leur municipalité mais aussi celui de leurs déplacements dans leur propre ville, craignant de se rendre au travail par peur de recevoir des mandats d’arrêt ou d’autres contraventions.

« Lorsque quelqu’un est piégé dans un cycle de dettes, c’est sa subjectivité et son orientation temporelle dans le monde qui en souffrent »

Ce qui finit, d’ailleurs, par altérer le rapport des personnes concernées à leur propre futur. « Ce qu’on voit advenir à Ferguson et dans d’autres villes ne ressemble pas à des espaces habitables, mais à l’enfer sur terre, tranche ainsi Jackie Wang dans son sous-chapitre « Le droit à la ville et la libération de l’espace urbain ». Lorsque quelqu’un est piégé dans un cycle de dettes, c’est sa subjectivité et son orientation temporelle dans le monde qui en souffrent, et il lui devient difficile de s’imaginer et de se projeter dans l’avenir (…) Dans un contexte comme celui de Ferguson – où il y avait en moyenne trois mandats d’arrêt par ménage -, et plus largement dans des villes carcérales, l’endettement et le fait de vivre comme un fugitif sont devenus des conditions d’existence obligées. »

L’invasion des algorithmes

Autre apport éclairant du livre : sa description (forcément inquiète) du tournant algorithmique des secteurs policier et judiciaire américains. Dans les premières pages, Wang revient notamment sur le cas de l’algorithme COMPAS, utilisé par de nombreux tribunaux pour calculer les probabilités de récidive d’un accusé en cas de libération conditionnelle. En 2016, l’organisme ProPublica montrait que le logiciel avait été conçu « de manière telle que les prévenus noirs étaient identifiés à tort comme de futurs criminels plus souvent que les prévenus blancs ». Un biais raciste évident et d’autant plus révoltant que, comme le remarque l’autrice, dans leur matériel publicitaire, beaucoup d’entreprises fournissant des logiciels de prédiction aux tribunaux et aux services de police continuent de soutenir que « leurs produits sont plus égalitaires car ils se débarrassent des biais humains qui confèrent un biais racistes aux prédictions ».

Pour répondre à ces affirmations, celle qui prépare en ce moment une thèse de doctorat à l’Université de Harvard en études africaines et africaines-américaines convoque notamment l’essai Algorithmes, la bombe à retardement, dans lequel la mathématicienne Cathy O’Neil démontre que ces outils ont très souvent pour conséquence d’exacerber des inégalités sociales déjà existantes. S’agissant des algorithmes de prédiction sécuritaires, O’Neil avance qu’une des principales causes de leur biais raciste est qu’il se fondent sur des facteurs qui, sans être explicitement racialisés, « sont indissociables d’une réalité raciale, comme le quartier de résidence ». La logique est simple : si un quartier est identifié à un moment donné par un logiciel comme étant plus « à risque » qu’un autre, tous les habitants de ce même quartier se retrouveront davantage « ciblés », créant ainsi une boucle de rétroaction qui enferme perpétuellement les suspects… dans leur statut de suspects.

« La prison comme enceinte matérielle pourrait être remplacée par une surveillance intégrale où le confinement physique ne sera plus nécessaire »

Dans le quatrième chapitre, l’écrivaine s’attaque aussi aux promesses de l’entreprise PredPol (contraction de « predictive policing »), qui fournit des logiciels de renseignement à plusieurs villes dont Chicago, en prétendant pouvoir « prévoir les délits » avant qu’ils n’aient lieu. En dehors de l’efficacité largement discutable de tels dispositifs, Wang entend démontrer qu’ils répondent notamment à la crise (très actuelle) de légitimité de la police : puisqu’elle est souvent critiquée pour son usage arbitraire de la force et ses discriminations, ce type d’outils numériques lui permet de se débarrasser symboliquement de l’arbitraire individuel de ses agents. Et de faire apparaître leur travail comme « neutre, rationnel et dépourvu de préjugés ». « Cette approche élude pourtant un fait important : en utilisant des données sur la criminalité recueillies par des policiers afin de déterminer dans quel secteur faire les patrouilles, on envoie simplement les policiers dans les quartier pauvres où ils avaient l’habitude d’aller lorsqu’ils étaient guidés par leurs intuitions et leurs préjugés », objecte l’autrice.

A la fois alarmant et engagé, Capitalisme carcéral se conclut sur des chapitres aux formes plus libres et poétiques (dont la retranscription d’une performance artistique initialement multimédia intitulée Cybernetic Cop), qui visent à prolonger la discussion sur le terrain de l’abolitionnisme. Une perspective d’autant plus nécessaire que la prison devient, comme le rappelle l’ouvrage, « insaisissable » et étend son emprise sur tous les secteurs de la société.

« Il est fort probable que ces nouvelles technologies de contrôle finiront par se transposer dans la vie civile, brouillant la distinction entre la prison et le monde extérieur, écrit Jackie Wang au tout début de son livre. On peut même imaginer qu’à l’avenir, la prison comme enceinte matérielle sera remplacée par une surveillance intégrale où le confinement physique ne sera plus nécessaire. » L’autrice ne croit pas s’y bien dire : en 2014, une équipe de chercheurs de l’université d’Oxford suggérait déjà d’utiliser les biotechnologies pour infliger aux cerveaux des criminels la sensation d’avoir passé plusieurs centaines d’années en prison. Leur argument ? « Examiner les sanctions pénales de notre présent à travers le prisme du futur ». Ce futur-là ne nous donne pas très envie.

Capitalisme Carcéral de Jackie Wang [Note de lecture]

« On dirait de la fiction, mais il s’agit de faits scientifiques. » Zach Friend, responsable de la stratégie médiatique de PredPol, entreprise étatsunienne de police prédictive.

Capitalisme carcéral, on dirait souvent que c’est de la fiction, tant le tableau brossé par Jackie Wang de l’évolution du capitalisme américain est effrayant… Ça n’en est pas, pas plus que cela ne se prétend « scientifique ».

L’ami qui m’en a recommandé la lecture m’avait parlé d’un livre « touffu ». C’est le moins que l’on puisse dire. Comme le dit Didier Fassin [1] dans sa préface, la critique de Jackie Wang s’expose selon plusieurs modes en une composition de textes mêlant « observations et indignations, essais et récits, citations et poèmes » : « l’analyse à la Bourdieu des structures de domination et la protestation contre l’inégalité des mouvements Occupy, la dénonciation à la Fanon de la perversion du racisme et la révolte contre l’injustice de Black Lives Matter, l’enquête et la désobéissance, le procès et l’émeute, la plume et la rue ». Des textes assez différents les uns des autres, donc, mais dont l’ensemble s’avère très cohérent. Quant à moi, je pense avoir trouvé la clé de ce livre dans son troisième chapitre, qui traite de « biopouvoir et délinquance juvénile » à travers le phénomène des « jeunes superprédateurs », une « vraie fiction », pour le coup, créée au début des années 1990 par « des politologues, des criminologues et des politiciens comme Bill et Hillary Clinton » qui prophétisèrent l’arrivée de ces sortes de monstres dans les rues des villes américaines. Le « spécialiste » alors le plus reconnu – et surtout le plus influent – de la question était un certain John DiIulio, professeur à Princeton. Selon lui, « un simple calcul mathématique montre que dans dix ans, les enfants qui ont aujourd’hui entre quatre et sept ans auront entre quatorze et dix-sept ans [sic]. En 2005, le nombre de garçons dans ce groupe d’âge aura augmenté de 25% en général et de 50% pour les Noirs. » Et d’assurer qu’il pouvait « prédire en toute confiance [que] les cinq cent mille garçons supplémentaires qui auront entre quatorze et dix-sept ans en l’an 2000 signifient au moins trente mille meurtriers, violeurs et agresseurs de plus qu’aujourd’hui dans les rues ». Si, si, vous avez bien lu, ceci fut publié dans un journal (City Journal) en 1996 sous le titre suggestif « My Black Crime Problem, and Ours ». Conscient de l’insuffisance argumentative de ce constat, le même auteur se demandait dans la foulée comment « prouver que la croissance démographique […] déchaînera une armée de jeunes prédateurs criminels à côté desquels les leaders des Bloods et des Crips [gangs californiens de l’époque] paraîtront des enfants de chœur ? » Question à laquelle il répondait par une théorie de la « pauvreté morale » comme « conséquence du fait d’avoir grandi entouré d’adultes déviants, délinquants et criminels, dans un environnement vulgaire, violent, sans Dieu, sans père et sans emploi. » Chez les Nègres, en somme – mais cela allait sans dire. Le résultat de cette campagne fut l’adoption, par la quasi-totalité des États américains, d’amendements aux lois sur les mineurs qui aboutirent à la création, pour ces mêmes mineurs, de peines de prison à perpétuité sans possiblité de libération conditionnelle – juvenile life without parole, JLWOP, peines qui n’existent, comme le fait remarquer Wang, dans aucun autre pays du monde. Plus de deux mille cinq cents (deux mille cinq cents !) délinquants mineurs furent condamnés à des JLOWP, jusqu’à ce que la Cour suprême décide en 2016 que cette disposition était anticonstitutionnelle. Mais n’allez pas croire pour autant que les deux mille cinq cents condamnés étaient sortis d’affaire : nombre d’entre eux se virent de nouveau condamnés à des peines de perpétuité ou à des décennies de détention criminelle lors de la révision de leur procès. C’est ce qui arriva au grand frère de Jackie Wang : après avoir été condamné à une JLOWP pour un crime qu’il était censé avoir commis en 2004, alors qu’il avait dix-sept ans, il comparut de nouveau (neuf ans après le premier procès !) afin de déterminer s’il avait droit, ou non, à une révision de son jugement. Sa sœur décrit ce qui se passa alors :

« Nous attendions le procès depuis neuf ans. Quand le jour est arrivé, j’ai immédiatement compris au langage corporel de la juge et à la manière dont elle intimidait mon frère, debout à la barre des accusés, que quelque chose ne tournait pas rond. Puis d’un coup, tous nos espoirs ont disparu. La juge a établi que la sentence du jury aurait été la même malgré les nouveaux éléments de preuve, qui révélaient que mon frère avait agi en légitime défense alors qu’il était agressé par une bande de garçons. »

Trois ans s’écoulent encore (« Trois ans », ça va si vite à écrire…) :

« Je me [sentais] coupable d’être à Harvard, de mener cette vie alors que mon frère était en prison. J’ai cessé de consulter mes mails, j’ai cessé de faire mes devoirs – j’ai cessé de vivre. Ma psychanalyste m’a envoyée à McLean pour une hospitalisation partielle. »

Puis intervient l’arrêt de la Cour suprême. Un an plus tard environ (si je compte bien, il y a a alors dix-sept ans que le frère de Jackie est en prison – dix-sept ans, ça va vite à écrire aussi…), se tient une nouvelle audience de « détermination de la peine » (il ne s’agit donc pas de revenir sur le fond de l’affaire). Et voici comment se décide la destinée d’un homme :

« Le juge n’écoutait pas – il ne regardait même pas le témoin. Puis ce fut au procureur de faire une déclaration. C’était un jeune homme qui semblait complètement indifférent à cette affaire […] il s’emmêlait les pinceaux dans les faits les plus élémentaires. Il n’avait probablement même pas lu le dossier. Puis ce fut le tour de l’avocate de mon frère de livrer son plaidoyer. Alors qu’elle parlait, le procureur se leva et lui dit qu’il avait une offre. L’avocate alla le voir pour discuter des termes de l’offre : quarante ans. Quand elle la révéla à mon frère, je l’ai vu fondre en larmes et crier en enfouissant sa tête dans ses mains. Quarante ans !

« L’avocate : “Mais vous n’allez pas terminer vos jours en prison.” Mon frère : “On ne pourrait pas tout simplement continuer l’audience ?” L’avocate : “Disons que vous avez votre clé dans le démarreur et que si vous la tournez, il y a une chance sur trois que la voiture explose. Allez-vous tourner la clé ?”

« Il fallait prendre une décision : jouerait-il sa vie ? Tournerait-il la clé ? Non. Il a accepté l’offre. »

On conçoit que la doctorante de Harvard ne soit pas indifférente à l’objet de son étude, qu’elle nomme « capitalisme carcéral ». Il est difficile à résumer. J’essaierai cependant en disant que ce capitalisme carcéral est la forme prise aujourd’hui par un capitalisme que l’on pourrait dire (et que certains disent) « racial » et qui s’est édifié en grande partie grâce à l’esclavage. Cette forme présente des similitudes avec l’esclavage. Ainsi, Jackie Wang consacre-t-elle son premier chapitre à l’économie de la dette, qui aboutit à réduire en quasi-servitude une grande partie des pauvres en Amérique, et en particulier les personnes noires et latinx [2]. En voici un exemple parmi d’autres, tiré d’un article du Harvard Law Review [3 : Tom Barrett, d’Augusta en Géorgie, est verbalisé en 2012 pour le vol d’une cannette de bière : « Quand [il] a été appelé à comparaître, on lui a offert les services d’un avocat commis d’office moyennant des frais de 80 $. [Il] a refusé de payer et n’a pas contesté son accusation de vol à l’étalage. La cour l’a condamné à une amende de 200 $ assortie d’un an de probation. Les clauses de sa probation incluaient le port d’un bracelet contrôlant la consommation d’alcool. La sentence n’exigeait pas qu’il cesse de consommer de l’alcool (son bracelet détecterait la consommation sans que cela porte à conséquence), mais Barrett devait choisir entre louer ce bracelet ou aller en prison. Ce bracelet a coûté à Barrett un montant de base de 50 $, plus des frais de service mensuels de 39 $, plus des frais d’utilisation de 12 $ par jour. L’amende de 200 $ était versée à la municipalité, mais les autres frais (qui s’élevaient à plus de 400 $ par mois, allaient à une entreprise privée, Sentinel Offender Services. » Voilà qui fait cher de la cannette…

On remarque aussi deux autres choses : tout d’abord que l’amende va à la municipalité : le chapitre 2 de Capitalisme carcéral est entièrement consacré à cette question. Il est intitulé « La police et le pillage : notes sur les finances municipales et l’économie politique des amendes et des frais ». Pour aller vite, on dira que les municipalités et souvent aussi les autres entités administratives étasuniennes (comtés, États), après avoir appliqué à la lettre le programme néolibéral consistant à diminuer voire supprimer tous impôts et taxes sur les riches (blancs) se sont retrouvés en quasi-faillite (voire en faillite comme Detroit) et réduits à pressurer les pauvres (Noirs et autres non-Blancs) afin de financer des « services » qui se réduisent de plus en plus à la surveillance et à la répression. Ainsi s’est développé un modèle d’économie circulaire – la police taxe les « délinquants » (parfois pour des délits imaginaires, ou alors automatiquements induits par le manque d’infrastructures, ainsi ne pas mettre ses poubelles au bon endroit, parce qu’il n’existe tout simplement pas), lesquels, pressurés de toutes parts, se voient poussés à pratiquer toutes sortes d’illégalismes pour survivre, ce qui permet à la police de les taxer, etc. Et pour celles et ceux qui ne peuvent/veulent plus participer à ce petit jeu, il y a toujours la case « prison ».

Autre remarque : la privatisation des services de sécurité, entreprises de plus en plus florissantes en régime capitaliste carcéral, dans la mesure où ce ne sont plus seulement les prisons, ou les services aux prisons, qui sont privatisées, mais toute une série d’activités extérieures aux lieux de détention : surveillance, services de probation, équipements de contrôle comme on l’a vu avec l’exemple du bracelet, etc. Ceci permet aussi de se rendre compte que la réalité du capitalisme carcéral, ce n’est pas seulement la détention, c’est un continuum qui franchit allègrement les murs des prisons pour soumettre les populations pauvres et racisées à une incarcération à ciel ouvert. Un système que Michelle Alexander avait décrit voici quelques années dans un ouvrage justement nommé : La Couleur de la justice [4], et qui permet, accessoirement, de retirer leurs droits civiques à un nombre très significatif de citoyen·ne·s, et donc de conforter la domination des Wasp (White Anglo-Saxon Protestant).

Au passage, on remarquera encore que grâce aux amendes des pauvres, la police se paye, entre autres, les services d’entreprises telle PredPol, dont les algorithmes sont censés permettre de prévoir « scientifiquement » les risques de délinquance et de criminalité dans tel et tel quartiers de la ville et donc de planifier tout aussi « objectivement » l’organisation de la surveillance policière… Bizarrement, ces algorithmes prévoient toujours plus de problèmes dans les quartiers pauvres – et noirs – que dans les quartiers riches – et blancs. Un chapitre du livre de Jackie Wang leur est consacré [5].

Mais revenons à Tom Barrett, d’Augusta en Géorgie. Au moment de sa verbalisation pour vol à l’étalage, sa seule source de revenu était la vente de son plasma sanguin. (On se souvient qu’il avait environ 400 $ par mois à débourser pour payer sa surveillance par bracelet électronique.) Il dit qu’il donnait « tout le plasma [qu’il pouvait] et mettai[t] tout cet argent dans [s]on bracelet de cheville ». Il commença à sauter des repas afin de payer ce bracelet et il s’ensuivit qu’il ne fut plus éligible aux dons de plasma, en raison d’un taux trop bas de protéines. « Lorsque sa dette envers Sentinel atteignit 1000 $, l’entreprise obtint un mandat d’arrêt contre lui et [il] fut jeté en prison pour cause de dettes impayées. »

Jackie Wang dit au début de son introduction [6] que son projet de livre est né lorsqu’elle a écrit le texte « Contre l’innocence », qui en constitue aujourd’hui le chapitre 6. Elle y dit des choses qui me paraissent très importantes, et c’est pourquoi je m’y arrêterai un petit peu.

Elle critique tout d’abord la politique antiraciste contemporaine (le texte date d’avant Black Lives Matter) qui est « structurée », écrit-elle, « par le sentiment d’empathie et fondée sur des cris d’innocence. Dans ce cadre, l’empathie est conditionnelle au fait qu’une personne corresponde aux normes de pureté morale qui font d’elle une victime authentique. […] On exige des Noirs qu’ils soient purifiés de leur “négritude” [niggerization]. La politique de la reconnaissance – qu’elle soit sociale, politique, culturelle ou légale – exige des suspects qu’ils soient entièrement blanchis, neutralisés et inoffensifs. […] Faire appel à “l’innocence” pour contrer la violence anti-Noirs, c’est faire appel à l’imaginaire des Blancs. […] La réponse du flic à la question d’un Noir – pourquoi m’as-tu tiré dessus ? – est toujours tautologique : “Je t’ai tiré dessus parce que tu es noir ; tu es noir parce que je t’ai tiré dessus.” Comme l’observait Frantz Fanon, la cause devient conséquence. » Ce n’est pas tout. Le recours à l’innocence présuppose aussi que l’on ramène l’analyse à des facteurs purement individuels, car « une politique de l’innocence ne peut être attentive qu’à des actes racistes flagrants et individualisés », occultant ainsi le racisme libéral « qui opère à un niveau structurel ». Normes sociales et représentations médiatiques contribuent puissamment à structurer la dimension psychique et affective du racisme, par-delà les individus. C’est ce qu’avait montré brillamment Elsa Dorlin [7] en analysant le déroulement du procès des policiers responsables du lynchage de Rodney King à Los Angeles : le regard blanc lui-même était tellement conditionné qu’il ne permettait même pas aux juges de voir tout simplement ce qu’il y avait à voir sur la vidéo de ce lynchage : un lynchage. Les avocats des policiers plaidèrent ainsi la légitime défense contre toute évidence, et obtinrent gain de cause – ce qui déclencha des émeutes raciales à Los Angeles, mais c’est une autre histoire.

Dans ce même chapitre, Jackie Wang s’oppose aussi aux conceptions des groupes eux-mêmes critiques du capitalisme mais qui mettent « de côté sa dimension anti-noire et occultent la violence gratuite quand elle ne peut pas être attribuée exclusivement à des forces économiques ». « Comme le discours libéral », poursuit-elle, « les perspectives antisociales et post-gauchistes sont structurées par des prémisses blanches, qui délimitent quelles questions peuvent être posées et quelles catégories sont les plus utiles. Par exemple, le goupe d’ultragauche Tiqqun [8] explore les manières dont les sujets sont enchevêtrés dans le pouvoir par le biais de leur identité, mais se concentre surtout sur les formes de pouvoir qui investissent la vie (la “biopolitique”) au détriment de ce qu’Achille Mbembe décrit comme “le pouvoir et la capacité de décider qui doit vivre et qui doit mourir” (la “nécropolitique”). Ce cadre d’analyse relève résolument d’une perspective blanche. Car il y est affirmé que le pouvoir ne se manifeste pas dans des rapports de force ou de violence directs, et que le capitalisme se reproduit en nous poussant à nous produire nous-mêmes, à exprimer notre identité par nos choix de consommation, et à fonder notre politique sur l’affirmation d’identités marginalisées. » Citant une autre chercheuse afro-féministe qui « rejette cette conception du pouvoir en termes de production et d’affirmation de la vie » et critique l’idée de Foucault selon laquelle il n’y aurait pas de dehors du réseau carcéral, lequel « économise[rait] tout, y compris ce qu’il sanctionne », elle poursuit cette critique en disant qu’« une conception purement générative et disséminée du pouvoir occulte complètement la réalité de la violence policière, la militarisation du système carcéral, la violence institutionnelle de l’État providence et de l’État carcéral, ainsi que la mort sociale et la terreur que vivent les gens à peau noire ou marron. Assurément, les prisons “produisent” de la race ; par conséquent, une théorie du pouvoir comme configuration générative où les rapports de force directs sont minimisés ne peut relever que d’une position subjective blanche. »

Je me suis un peu attardé sur ce passage car il me semble qu’il « nous » concerne directement, ce nous entre guillemets désignant, disons, des Blancs critiques du capitalisme, en France aussi. Et puis, je me demande si nous ne pourrions pas appliquer ce raisonnement à la question du genre, et particulièrement aux féminicides dont on commence à parler beaucoup ces jours-ci grâce aux militantes féministes. On voit bien, en effet, ce que nous apporte la conception foucaldienne du pouvoir si l’on se place dans le cadre de rapports, disons, « civilisés ». Mais que nous dit cette conception des violences faites aux femmes et particulièrement des féminicides ? Et l’on pourrait aussi se poser la même question à propos des violences sur les enfants, dont beaucoup aboutissent aussi à des décès.

Quoi qu’il en soit, on aura compris, si l’on a bien voulu me lire jusqu’ici, que je recommande chaudement la lecture de ce livre. Il fait froid dans le dos, c’est vrai, mais il aborde des questions qui se posent aussi en France, pays qui possède semble-t-il un taux assez record d’enfermement – sans parler de la question raciale, sur laquelle les personnes racisées ont encore beaucoup à nous apprendre.

[1] Professeur à l’EHESS et à Princeton, il travaille sur les question de répression et de châtiment. Il est auteur d’ouvrages sur la police (La Force de l’ordre), la prison (L’Ombre du monde) et la pénalité (Punir. Une passion contemporaine), tous parus au Seuil ces dernières années.

[2] Non, ce n’est pas une faute de frappe : le terme « latinx » a été introduit récemment aux États-Unis par des activistes et des universitaires afin d’éviter la binarité de genre entre « latino » et « latina », comme me l’apprend une note du traducteur.

[3] « Policing and profit », Harvard Law Review, vol. 128, n°6, 2015.

[4] Édition française : Syllepse, Paris, 2016.

[5] Le chapitre 4 : « Une histoire de flics et de geeks : PredPol et police algorithmique ». À ce sujet, on peut lire aussi « La police du futur », de Mathieu Rigouste et « Dans la boîte noire des algorithmes », de Claire Richard, tous deux publiés dans les numéros 10 et 11 de la Revue du Crieur (juin et octobre 2018, coédition Mediapart et La Découverte).

[6] Très conséquente, elle compte un peu moins de quatre-vingts pages – je dis cela pour qui ne voudrait pas lire tout le livre : il y a moyen de s’en faire une bonne idée en lisant seulement cette introduction, même si je trouve qu’il vaudrait mieux tout lire : l’ouvrage est passionnant de bout en bout, et souvent aussi très touchant lorsque l’autrice évoque son expérience personnelle.

[7] Dans Se Défendre. Une philosophie de la violence, Zones éditions, 2017, dont nous avions rendu compte ici-même.

[8] Ici, Jackie Wang ne renvoie pas à un texte précis de Tiqqun. On pourrait supposer qu’elle fait allusion au concept de « bloom ». (Tiqqun est cité une autre fois dans le livre, dans le chapitre sur PredPol et les algorithmes. Il s’agit là de « L’hypothèse cybernétique » dans Tout a failli, vive le communisme !, Paris, La Fabrique, 2009.)

Carcéral on est mal Dans Capitalisme carcéral, tout juste publié aux éditions Divergences, l’essayiste et militante Jackie Wang fait le portrait glaçant d’une société américaine tout entière façonnée par l’univers de la prison. Sous les barreaux, d’autres barreaux. C’EST une histoire peu connue de ce côté de l’Atlantique que conte Jackie Wang dans le chapitre 3 de Capitalisme carcéral 1. Au début des années 1990, des criminologues, intellectuels et politiques américains, au premier rang desquels ces baltringues d’époux Clinton, ont mené une campagne médiatique dont la virulence réac n’avait d’égale que la connerie. L’objet de leurs envolées : la multiplication annoncée comme très prochaine de « jeunes superprédateurs » dans les rues des grandes villes américaines. Brrr. Pour toile de fond, un article d’un certain John Dilulio Jr., professeur à Princeton, « The Coming of the Super-Predators ». Publié dans le Weekly Standard, il prophétisait la multiplication des comportements ultra violents chez les jeunes des quartiers les plus défavorisés, en raison notamment de la croissance démographique. Le climat de l’époque ? Irrespirable, as usual chez l’Oncle Sam. La « tolérance zéro » dans toutes les bouches, les jeunes Noirs dépeints comme des bêtes féroces, l’inflation sécuritaire, law and order for ever… Résultat : la grande majorité des États américains ont, dans la foulée de ladite poussée paranoïaque, revu leur législation en matière de prison pour mineurs, autorisant, voire encourageant, des peines de prison à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle. Des mômes au placard pour la vie, quoi de plus normal… Parmi les 2 500 mineurs ainsi fracassés avant que la Cour suprême ne déclare ces peines anticonstitutionnelles en 2016, le frère de Jackie Wang. Condamné à la perpétuité en 2004 dans une affaire d’homicide commis en Floride alors qu’il avait 17 ans, il a vu sa peine finalement réduite à la bagatelle de quarante ans derrière les barreaux – une paille. Rien de plus logique, donc, à ce que l’autrice porte un regard particulièrement acéré sur un système carcéral américain dont elle a subi les rigueurs dans sa chair même. Elle le raconte d’ailleurs sans fard, évoquant ses dépressions, les terribles audiences, les juges insensibles, la rigueur absurde d’une justice expéditive… C’est l’une des dimensions touchantes d’un livre qui oscille entre différents univers – parfois férocement pointu, parfois humain, poétique, sensible. BREAK PRISON L’ambition de Jackie Wang : montrer que l’univers carcéral ne se limite pas, et de loin, aux murs des prisons et pénitenciers. Elle évoque l’émergence d’un « État prédateur » dont « la fonction est de moduler les aspects dysfonctionnels du néolibéralisme ». Ses tentacules ? Innombrables. Dans le premier chapitre, elle décortique ainsi l’économie de la dette, qui malmène tant d’étudiants et de ménages ricains, accablés par les impayés, manière de perpétuer une domination économique forgée aux plus sombres heures de l’esclavage. Autre pan défriché par Jackie Wang : la faillite financière de municipalités telles que Détroit ou Ferguson, tâchant de se rattraper aux branches en misant sur l’extorsion de fric aux citoyens les plus pauvres par le biais d’une police raciste. Tout sauf anodin : « L’utilisation abusive des frais et des amendes pour générer des revenus a eu un effet dévastateur sur la vie [des] habitants noirs. Ces pratiques créent une atmosphère de peur, perturbent la vie quotidienne des citoyens, limitent fortement leur mobilité et les enferment dans un cercle vicieux de misère économique et légale. » Capitalisme carcéral multiplie les exemples de vies brisées par une société exsudant la répression et la prison de tous ses pores. Partout, le social déserte au profit du gris-béton. Et tout se monnaye, se privatise : la police, les pénitenciers, les peines aménagées (notamment les bracelets connectés, énorme marché), la prédiction « algorithmique » des crimes… La toile de fond de Robocop, en somme : « [Dans ce film], les sbires de la grande compagnie OCP évoquent à plusieurs reprises le futur du maintien de l’ordre : des secteurs publics qui n’étaient pas profitables auparavant, comme la police et les prisons, sont en réalité des marchés qui attendent d’être exploités. » Dit autrement, par Didier Fassin, qui signe la préface de l’édition française du livre : « Ces logiques prédatrices se retrouvent dans l’ensemble de l’appareil répressif. Elles se combinent avec des logiques néolibérales qui se manifestent notamment par la création d’établissements pénitentiaires privés et l’exploitation du travail sous-rémunéré dans les ateliers des prisons. » Jackie Wang fonde son approche sur la biopolitique, concept notamment porté par tonton Foucault. Elle cherche à démontrer que le pouvoir répressif et carcéral déborde sur la vie même des citoyens, sur leurs corps. Selon elle, il n’est désormais plus de domaine qui échappe au grand nœud d’étranglement capitaliste. Dans le pays au plus fort taux d’incarcération du monde, cette logique est particulièrement poussée, asphyxiant les plus pauvres, en premier lieu les populations afro-américaines. C’est en ce sens que l’autrice en vient à parler de « capitalisme racial ». Et c’est dans la reprise en main de leurs destins par les principaux concernés qu’elle voit une possibilité d’émancipation. Car son livre n’est pas qu’une longue et brillante déploration. Visant à « armer l’imaginaire abolitionniste », il porte un souffle d’insurrection, celui du mouvement Black Lives Matter, celui des insurgés de Ferguson ou d’Occupy Wall Street, mais aussi celui de Rosa Luxemburg ou des Black Panthers. 

« Au lieu des murs des prisons / Qu’éclosent les champs de fleurs », poétise Jackie Wang, semeuse de graines émérite. La grande évasion est une course de fond. par Émilien Bernard 

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